Menu
05 96 70 00 13

Sur Rendez-vous

Cabinet de Fort de France

05 96 70 00 13

Rue Professeur Raymond Garcin
97200 - FORT DE FRANCE
( 6 Route de Didier )

Voir le plan d'accès

Demande de rappel

Vous êtes ici : Accueil > Actualités > Homoparentalité : Délégation d’autorité parentale

Homoparentalité : Délégation d’autorité parentale

Le 16 mars 2018
CEDH, 6 févr. 2018, n° 6190/11 - La Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur une délégation d'autorité parentale au sein d'un couple de même sexe

Homoparentalité et autorité parentale :

EN FAIT

1. Les requérantes, Mme Francine Bonnaud et Mme Patricia Lecoq, sont des ressortissantes françaises nées respectivement en 1968 et en 1969 et résidant à Tourcoing. Elles ont été représentées devant la Cour par Me C. Richard, avocate à Paris.

2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, à laquelle M. F. Alabrune a succédé dans ses fonctions.

A. Les circonstances de l’espèce

3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. Les faits antérieurs à l’introduction de la requête

4. Mme Francine Bonnaud (« la première requérante ») et Mme Patricia Lecoq (« la seconde requérante ») ont vécu en couple à partir de 1989.

5. Le 5 octobre 1998, après avoir bénéficié d’une procréation médicalement assistée (PMA) en Belgique la première requérante donna naissance en France à une fille, El., qu’elle reconnut.

6. Les requérantes conclurent un pacte civil de solidarité (PACS) le 21 mai 2002.

7. Le 10 novembre 2003, la seconde requérante, qui avait également bénéficié d’une PMA en Belgique, donna naissance à un garçon, Es., qu’elle reconnut.

8. Le 28 juin 2006, les requérantes saisirent conjointement le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Lille d’une demande d’exercice conjoint de l’autorité parentale sur les enfants par le biais d’une délégation d’autorité parentale croisée, en se fondant sur l’article 377 du code civil, aux termes duquel « les père et mère, ensemble ou séparément, peuvent lorsque les circonstances l’exigent saisir le juge en vue de voir déléguer tout ou partie de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance », ainsi que sur les articles 371-4, et 377-1 du même code. Les requérantes soulignaient que El. et Es. n’avaient aucune filiation paternelle établie et invoquaient l’intérêt de l’enfant mentionné à l’article 371-1 précité.

9. Après avoir été avisé de la requête par le juge aux affaires familiales, le procureur de la République saisit le commissariat de Tourcoing d’une demande d’enquête, qui fut effectuée et retournée au parquet.

10. Le 5 septembre 2007, le procureur de la République donna un avis défavorable à la demande. Il fit valoir notamment que la délégation d’autorité parentale n’était pas le seul mode de reconnaissance juridique du rôle joué par un tiers dans l’éducation de l’enfant, les requérantes faisant elles-mêmes valoir qu’elles ne se heurtaient à aucune réticence dans leur entourage et des arrangements étant toujours possibles. Enfin, il soutint que les conditions posées par les articles 377 et 377‑1 du code civil ne semblaient pas réunies en l’espèce.

11. Par jugement du 11 décembre 2007, le juge aux affaires familiales fit droit aux demandes des requérantes et dit qu’elles partageraient l’exercice de l’autorité parentale sur les deux enfants El. et Es.

Le juge releva notamment que les enfants étaient issus de procréations médicalement assistées réalisées en Belgique dans le respect du droit belge et que, nés en France de mères françaises, ils étaient par conséquent français, et étaient en droit de bénéficier comme tout enfant des dispositions légales françaises de nature à les protéger et assurer leur bien-être.

Le juge souligna que, quelle que soit la façon dont il a été conçu, l’enfant qui naît est une personne, et qu’en sa qualité de seule titulaire de l’autorité parentale sur El. et sur Es., chaque mère était légitimement en droit de solliciter, au bénéfice de son enfant, la protection de la loi et à mettre en œuvre des dispositions légales offertes à tous. Il conclut donc que la requête conjointe et croisée des requérantes était recevable.

12. Sur le fond, le juge releva tout d’abord que les enfants étaient élevés depuis leur naissance par les requérantes ensemble et qu’il apparaîtrait discriminatoire d’exclure un enfant de la possibilité de bénéficier du partage de l’autorité parentale souhaitée par sa mère et son amie au seul motif qu’elles seraient de même sexe. Il considéra ensuite que les conditions d’application des articles 377 et 377-1 du code civil étaient réunies.

13. Quant aux circonstances particulières justifiant les délégations croisées demandées, le juge estima qu’elles étaient largement établies tant par l’enquête de police que par les nombreuses attestations de la famille ou des amis des deux requérantes, qui confirmaient le partage des tâches et des soins des enfants entre les requérantes dans toute la vie quotidienne, les pièces produites faisant état de l’épanouissement des enfants. Compte tenu des activités professionnelles des requérantes (cadre de la fonction publique territoriale et kinésithérapeute), qui impliquaient des déplacements du fait de formations ou congrès professionnels, le juge estima que les aléas de la vie et les risques potentiels au cours de ces déplacements ne rendaient pas inutile de prendre des mesures pour éviter toute difficulté en cas d’accident ou d’indisponibilité du parent biologique de chaque enfant. En conclusion, le juge estima qu’il était de l’intérêt de El. et de Es. de faire droit aux demandes des requérantes et dit qu’elles partageraient l’exercice de l’autorité parentale sur les deux enfants.

14. Le 10 janvier 2008, le procureur de la République fit appel du jugement.

15. Par arrêt du 11 décembre 2008, la cour d’appel de Douai infirma le jugement et rejeta la demande des requérantes. La cour nota tout d’abord qu’elles démontraient former un couple stable depuis 1989, que les enfants étaient épanouis et bien intégrés dans leur couple et dans la famille de chacune, que chacune d’elle s’occupait aussi bien de son propre enfant que de celui de l’autre et ne faisait aucune différence entre eux, comme les enfants n’en faisaient aucune entre elles.

16. Quant à l’existence de circonstances particulières susceptibles de justifier la délégation d’autorité parentale, la cour releva notamment que les déplacements des requérantes n’étaient qu’exceptionnels, que mis à part le cas d’urgence médicale dans lequel les médecins seraient en tout état de cause dans l’obligation d’agir, elles n’invoquaient pas de situations particulières qui nécessitent des décisions dans une urgence telle qu’il ne serait pas possible, soit d’attendre le retour de la mère biologique pour les prendre, soit de la contacter pour recueillir son autorisation, soit encore d’attendre qu’elle ait pu se libérer de ses activités professionnelles. La cour souligna que le risque d’accident de l’une ou l’autre restait hypothétique et qu’il s’agissait d’un risque auquel se trouvait confronté tout parent exerçant seul l’autorité parentale par suite du décès de l’autre parent ou d’un lien unique de filiation, circonstances communes à de nombreuses familles monoparentales.

17. Par ailleurs la cour d’appel releva que les requérantes admettaient elles‑mêmes qu’elles étaient perçues par leur entourage comme les deux parents de El. et Es. et qu’elles ne démontraient pas s’être déjà heurtées à des difficultés particulières pour pouvoir jouer auprès des tiers le rôle de parent qu’elles entendaient se reconnaître mutuellement. La cour releva ensuite que, si elles invoquaient l’intérêt supérieur des enfants, elles n’expliquaient pas en quoi cet intérêt, plus que celui des autres enfants vivant en famille monoparentale, exigeait que la compagne de leur mère partage avec cette dernière l’exercice de l’autorité parentale, qu’elles ne démontraient pas que le bien-être de chacun de leurs enfants n’était pas assuré et n’était pas suffisamment protégé, alors que toutes les attestations prouvaient le contraire et notamment que les enfants étaient épanouis. La cour estima que les requérantes « n’expliqu[aient] pas en quoi la délégation d’autorité parentale permettrait aux enfants (et non aux mères, puisqu’il n’est ici question que de l’intérêt de l’enfant) d’avoir de meilleures conditions de vie ou une meilleure protection ».

18. La cour conclut que les requérantes n’établissaient pas en quoi les circonstances particulières ou l’intérêt supérieur des enfants exigeaient que chacune d’elles délègue à sa compagne l’autorité parentale qu’elle détenait pour l’exercer conjointement et rejeta leur demande.

19. Les requérantes formèrent un pourvoi en cassation, à l’appui duquel elles invoquèrent notamment les articles 8 et 14 de la Convention, ainsi que la jurisprudence de la Cour. Dans le mémoire ampliatif, leur avocat à la Cour de cassation posait la question suivante :

« Qu’ils soient épanouis ou non au sein de leur foyer, les enfants élevés par deux femmes n’auraient jamais intérêt à bénéficier d’une autorité parentale croisée ? Faudrait-il alors en déduire que, ce qui est rédhibitoire, c’est le fait que les deux parents soient du même sexe ? Mais une telle solution serait contraire, non seulement à la jurisprudence de la Cour de cassation, mais aussi à celle de la Cour européenne des droits de l’homme (Salgueiro, 21 décembre 1999 (...), Wagner, 28 juin 2007 (...) »

20. Par arrêt du 8 juillet 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, dans les termes suivants :

« (...) attendu que si l’article 377, alinéa 1er, du code civil ne s’oppose pas à ce qu’une mère seule titulaire de l’autorité parentale en délègue tout ou partie de l’exercice à la femme avec laquelle elle vit en union stable et continue, c’est à la condition que les circonstances l’exigent et que la mesure soit conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant ; qu’ayant relevé, d’une part que si Mmes Bonnaud et Lecoq démontraient qu’elles avaient une vie commune stable depuis 1989 et que les enfants étaient bien intégrés dans leur couple et dans la famille de chacune d’entre elles et qu’elles s’occupaient aussi bien de leur propre enfant que de celui de l’autre sans faire de différence entre eux, elles ne rapportaient pas la preuve de circonstances particulières qui imposeraient une délégation d’autorité parentale dès lors que les déplacements professionnels qu’elles invoquaient n’étaient qu’exceptionnels, que le risque d’accidents n’était qu’hypothétique et semblable à celui auquel se trouvait confronté tout parent qui exerçait seul l’autorité parentale, d’autre part, que les requérantes admettaient elles-mêmes qu’elles ne s’étaient pas heurtées à des difficultés particulières pour pouvoir jouer auprès des tiers ou de leur entourage familial le rôle de parents qu’elles entendaient se reconnaître mutuellement, assistant indifféremment l’une ou l’autre, voire toutes les deux, aux réunions d’école et allant l’une et l’autre chercher les enfants après la classe et, enfin, que Mmes Bonnaud et Lecoq ne démontraient pas en quoi l’intérêt supérieur des enfants exigeait que l’exercice de l’autorité parentale soit partagé entre elles et permettrait aux enfants d’avoir de meilleures conditions de vie ou une meilleure protection quand les attestations établissaient que les enfants étaient épanouis, la cour d’appel a pu déduire de ces énonciations et constatations qu’il n’y avait pas lieu d’accueillir la demande dont elle était saisie. »

2. Les faits postérieurs à l’introduction de la requête

21. Dans leurs observations du 12 novembre 2013 en réponse à celles du Gouvernement, les requérantes ont indiqué qu’elles s’étaient séparées dans les premiers mois de l’année 2012, qu’elles avaient dissous leur pacte civil de solidarité le 17 décembre 2012 et qu’elles résidaient séparément, les enfants étant en résidence alternée chez chacune d’elles une semaine sur deux et la moitié des vacances scolaires. Selon les dernières informations qu’elles ont soumises en réponse aux demandes de la Cour, la seconde requérante a engagé une procédure d’adoption simple de El., qui est devenue majeure le 5 octobre 2016. Quant à une éventuelle demande de délégation d’autorité parentale de la première requérante sur Es., les requérantes indiquent que le dossier est en cours de constitution, mais font valoir qu’une nouvelle demande se heurterait à l’autorité de chose jugée, dès lors que la cour d’appel a rejeté leur première demande au motif qu’aucun obstacle dans la vie quotidienne ne le justifiait et qu’il n’y en a pas plus actuellement.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

1. Les textes

22. Les dispositions de droit interne concernant l’autorité parentale et sa délégation sont exposées dans l’arrêt Gas et Dubois c. France, no 25951/07, §§ 20-22, CEDH 2012).

23. Les articles pertinents du code civil, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, se lisent ainsi :

Article 371-4

« (...)

Si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non. »

Article 377

« Les père et mère, ensemble ou séparément, peuvent, lorsque les circonstances l’exigent, saisir le juge en vue de voir déléguer tout ou partie de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance, établissement agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l’aide sociale à l’enfance.

(...) »

Article 377-1

« La délégation, totale ou partielle, de l’autorité parentale résultera du jugement rendu par le juge aux affaires familiales.

Toutefois, le jugement de délégation peut prévoir, pour les besoins d’éducation de l’enfant, que les père et mère, ou l’un d’eux, partageront tout ou partie de l’exercice de l’autorité parentale avec le tiers délégataire. Le partage nécessite l’accord du ou des parents en tant qu’ils exercent l’autorité parentale (...) »

24. En vertu de la loi no 2013-404 du 17 mai 2013, le mariage est désormais ouvert aux couples de personnes de même sexe. Ainsi, les époux de même sexe peuvent désormais adopter conjointement un enfant ou l’un des époux peut adopter l’enfant de son conjoint.

2. La jurisprudence

25. Dans un arrêt de principe du 24 février 2006 (Cass. 1re civ., Bull. I no 101), la Cour de cassation a énoncé que l’article 377, alinéa 1er, du code civil ne s’opposait pas à ce qu’une mère seule titulaire de l’autorité parentale en délègue tout ou partie de l’exercice à la femme avec laquelle elle vivait en union stable et continue, dès lors que les circonstances l’exigeaient et que la mesure était conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans l’affaire à l’occasion de laquelle cet arrêt est intervenu, la cour d’appel avait relevé que la mère était astreinte professionnellement à de longs trajets quotidiens et estimé qu’il était de l’intérêt des enfants qu’elle délègue partiellement à sa compagne l’exercice de l’autorité parentale sur eux.

Le Gouvernement a produit plusieurs arrêts de cours d’appel ou de la Cour de cassation rendus entre 2006 et 2013. Il ressort de ces arrêts, ainsi que d’autres arrêts publiés que la Cour a consultés, que, dans des situations similaires à celle des requérantes (un couple de femmes vivant une union stable), la délégation a été accordée à la compagne de la mère pour les raisons suivantes : l’état de santé de la mère, diabétique (cour d’appel (CA) Lyon, 24 janvier 2006, no 05/03054), ou sa profession de gynécologue obstétricienne astreinte à des gardes médicales fréquentes, notamment de nuit, combiné au jeune âge des enfants (CA Limoges, 25 mars 2013, no 12/00073). Elle a également été accordée, après leur séparation, à un couple de femmes qui avaient organisé la vie des enfants de façon à ce qu’ils soient alternativement chez l’une et chez l’autre (CA Paris, 1er décembre 2011, no 11/06495 ; voir également Cass. 1re civ, 4 janvier 2017, no 15-28230). Elle a en revanche été refusée dans des cas où la mère invoquait la probabilité d’un éloignement pour une formation professionnelle qui n’avait pas eu lieu (CA Rennes, 8 février 2013, no 13/027), où les requérantes ne rapportaient pas la preuve de l’existence de circonstances exigeant la délégation de l’autorité parentale, le seul intérêt de l’enfant ne pouvant être pris en considération en leur absence (CA Rennes, 24 mai 2013, no13/00037E), et encore où le risque d’événement accidentel invoqué n’était qu’hypothétique et que les requérantes (séparées et ayant organisé la résidence alternée des enfants) n’établissaient pas s’être heurtées à des difficultés particulières (CA Limoges, 2 juillet 2015, no 15/00057).

Dans d’autres hypothèses, la délégation d’autorité parentale sur les enfants a été accordée, à la demande du père, à la compagne de la mère décédée, qui les avait élevés depuis leur plus jeune âge (Cass. 1ère Civ., 16 avril 2008, Bull. 1 no 106) ou, à la demande de la mère, à son nouveau compagnon, très présent auprès de l’enfant souvent hospitalisé et dont le père biologique ne se manifestait pas (CA Montpellier, 24 novembre 2009, no 09/00897). A l’inverse, elle a été refusée à une tante qui la sollicitait pour sa nièce qu’elle hébergeait en vue de faciliter l’obtention par cette dernière de papiers nécessaires à sa scolarité en France (CA Douai, 21 janvier 2010, no 09/01749).

GRIEFS

26. Invoquant l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, les requérantes soutiennent d’abord que les familles telles que la leur subissent une discrimination fondée sur le sexe et l’orientation sexuelle et ne peuvent mener une vie familiale normale dans leur pays, dans la mesure où le mariage, l’adoption ou la procréation médicalement assistée ne sont pas ouverts aux personnes ayant une orientation homosexuelle.

27. Elles estiment ensuite que le rejet de leur demande de délégation d’autorité parentale est fondé sur leur orientation sexuelle et entraîne une différence de traitement injustifiée et disproportionnée. Elles relèvent que du point de vue de la filiation, la situation de leurs enfants est comparable à celle d’une famille dite recomposée et non à celle de familles monoparentales (contrairement à ce qu’ont retenu la cour d’appel et la Cour de cassation), tandis que du point de vue du projet familial, leur situation est comparable à celle d’une famille hétérosexuelle.

EN DROIT

28. Les requérantes allèguent la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 de la Convention. Ces dispositions se lisent comme suit :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Grief relatif au mariage, à l’adoption et à la PMA

29. Le Gouvernement soutient à titre principal que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes s’agissant de ce grief, dans la mesure où elles ne l’ont jamais soulevé devant les juridictions internes.

30. Subsidiairement, le Gouvernement se réfère aux arrêts Schalk et Kopf c. Autriche (no 30141/04, CEDH 2010) et Gas et Dubois, précité, dans lesquels la Cour a affirmé que les articles 14 et 8 combinés n’imposaient pas aux Etats d’ouvrir le mariage aux homosexuels et que la législation française relative à l’adoption et la PMA n’était pas discriminatoire. Il en conclut que ce grief est en tout état de cause manifestement mal fondé et souligne au surplus que la loi du 17 mai 2013 a ouvert le mariage et l’adoption aux couples de même sexe.

31. Les requérantes font valoir qu’elles n’ont pas soulevé ce grief devant les juridictions internes en raison de l’absence de recours effectif et qu’elles sont donc recevables à l’invoquer devant la Cour. Elles saluent l’évolution apportée par la loi du 17 mai 2013, tout en soulignant que, pour ce qui est de la filiation, les couples de même sexe en sont réduits à l’adoption de l’enfant du conjoint, dont elles-mêmes ne peuvent bénéficier, dans la mesure où elles se sont séparées début 2012 (paragraphe 21 ci-dessus).

32. La Cour constate que le seul grief soulevé par les requérantes tout au long de la procédure interne portait sur leur demande de délégation d’autorité parentale croisée et qu’elles n’ont jamais évoqué devant les juridictions nationales la question du mariage, de l’adoption ou de la PMA en France pour les couples homosexuels (voir a contrario Gas et Dubois, précité, §§ 42 et 43). Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

B. Grief relatif au refus de délégation d’autorité parentale

1. Arguments des parties

33. Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas davantage épuisé les voies de recours internes quant à ce grief, dans la mesure où, dans son mémoire ampliatif, leur avocat à la Cour de cassation s’est contenté de mentionner les articles 8 et 14 de la Convention, sans développer d’argumentaire à l’appui.

34. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement s’étonne que les requérantes n’aient fait connaître leur séparation intervenue début 2012 que bien postérieurement. Il soutient qu’à compter de cette date, elles ont perdu la qualité de victimes relativement à l’arrêt du 8 juillet 2010 de la Cour de cassation, qui était saisie d’une affaire dans laquelle elles partageaient une vie commune. Par ailleurs, à compter de leur séparation, elles étaient tenues de saisir les juridictions d’une nouvelle demande de délégation de l’autorité parentale qui aurait eu toutes chances de prospérer vu les nouvelles circonstances. Le Gouvernement conclut donc que leur requête est irrecevable pour perte de la qualité de victimes et non épuisement des voies de recours internes.

35. Sur le fond, le Gouvernement admet que les requérantes peuvent se prévaloir d’une vie familiale. Il rappelle que l’autorité parentale est d’ordre public, réglementée par les textes et que, si elle repose sur la volonté des père et mère, elle ne produit d’effet juridique qu’en vertu d’un jugement, le juge devant apprécier de façon souveraine si elle est conforme aux intérêts de l’enfant et vérifier si « les circonstances l’exigent », selon l’article 377 du code civil. Le Gouvernement fait valoir que le droit interne ne crée aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Citant l’arrêt de la Cour de cassation du 24 février 2006 (paragraphe 25 ci‑dessus), il souligne que cette jurisprudence manifeste l’absence de traitement différencié selon l’orientation sexuelle et mentionne de nombreux arrêts de cour d’appel démontrant selon lui que les délégations d’autorité parentale sont accordées ou refusées, non en raison de l’orientation sexuelle, mais en raison de l’appréciation des circonstances propres à chaque espèce, ce qui a été le cas dans la présente affaire. Il conteste les affirmations des requérantes concernant les prises de position du procureur de la République (voir paragraphe 37 ci-dessous), dont il estime que les citations ont été déformées et tronquées et dont il souligne qu’il n’est pas l’autorité de jugement à l’origine des arrêts qu’elles contestent.

36. Les requérantes exposent avoir épuisé les voies de recours internes concernant ce grief et renvoient à leur mémoire ampliatif devant la Cour de cassation.

37. Sur le fond, elles soutiennent que c’est uniquement en raison du fait que leur couple était formé de deux femmes que le procureur de la République a fait appel du jugement du juge aux affaires familiales, aux motifs qu’il n’était pas question que l’institution judiciaire vienne « consacrer la famille homosexuelle » et que « ce débat ne devait pas se tenir devant les tribunaux, mais devant le parlement ». C’est, selon elles, pour la même raison que la cour d’appel a refusé la délégation d’autorité parentale croisée et la Cour de cassation n’a opéré qu’un contrôle a minima, laissant aux juges du fond le soin d’apprécier souverainement si les circonstances exigent une telle délégation.

38. S’agissant de leur situation depuis leur séparation, les requérantes exposent qu’en l’absence de délégation d’autorité parentale croisée, chaque enfant vit la moitié du temps avec un parent qui ne bénéficie pas de l’autorité parentale et invoquent l’autorité de chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel. Elles soulignent que la loi du 17 mai 2013 n’a pas apporté d’autres éléments permettant d’améliorer les conditions d’une telle délégation, ni élargi les possibilités d’adopter un enfant mineur en dehors du lien marital.

2. Appréciation de la Cour

39. Compte tenu des changements intervenus dans les circonstances de fait de la présente affaire, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner séparément la situation des requérantes avant et après leur séparation au début de l’année 2012.

a) Situation des requérantes avant leur séparation

40. La Cour observe tout d’abord que les requérantes ont soulevé expressément devant les juridictions internes leur grief fondé sur les articles 14 et 8 de la Convention, ainsi qu’il ressort du mémoire de cassation déposé par leur avocat (paragraphe 19 ci-dessus) et considère en conséquence qu’elles ont dûment épuisé les voies de recours internes.

41. Sur le fond du grief, la Cour renvoie aux principes applicables, tels qu’ils ont été exposés dans les arrêts Gas et Dubois précité et X et autres c. Autriche([GC], no 19010/07, §§ 98-99, CEDH 2013).

42. La Cour considère que les requérantes se trouvent dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel dans le cadre d’une famille recomposée, où le ou la partenaire du parent vit avec un enfant avec lequel il n’a pas de lien biologique et qu’il élève. Elle doit donc établir si elles ont fait l’objet d’une différence de traitement et si cette différence de traitement peut être qualifiée de discriminatoire.

43. La Cour constate tout d’abord que l’article 377 § 1 du code civil, qui permet au père et à la mère, ensemble ou séparément, de saisir le juge d’une demande de délégation partielle ou totale de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers lorsque les circonstances l’exigent (paragraphe 23 ci‑dessus), ne fait aucune différence entre les parents et ne contient en soi aucune distinction quant à l’orientation sexuelle du parent qui effectue la demande ou du délégataire. Dans son arrêt du 24 février 2006, la Cour de cassation a affirmé que cet article ne s’opposait pas à ce qu’une mère seule titulaire de l’autorité parentale en délègue tout ou partie de l’exercice à la femme avec laquelle elle vivait en union stable et continue, dès lors que les circonstances l’exigeaient et que la mesure était conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant (paragraphe 25 ci-dessus). La question de savoir si ces conditions sont réunies est laissée par la Cour de cassation à l’appréciation des juges du fond.

44. L’examen de la jurisprudence (paragraphe 25 ci-dessus) fait apparaître que les décisions d’octroi ou de refus de délégation d’autorité parentale sont fondées sur les circonstances de fait de chaque affaire, notamment l’état de santé de la mère ou de l’enfant, les déplacements ou les contraintes professionnelles.

45. La Cour estime que tel est également le cas en l’espèce, et que l’appréciation faite par la cour d’appel et approuvée par la Cour de cassation selon laquelle les conditions n’étaient pas réunies pour qu’une délégation d’autorité parentale croisée soit accordée aux requérantes ne révèle pas de différence de traitement selon leur orientation sexuelle (voir mutatis mutandis Gas et Dubois, précité, § 69).

46. La Cour observe au surplus qu’ainsi que l’ont relevé le juge aux affaires familiales et la cour d’appel (paragraphes 13 et 17 ci-dessus), les requérantes sont perçues par tout leur entourage comme les parents des deux enfants et n’ont pas fait état de difficultés particulières auxquelles elles se seraient heurtées, telles qu’elles auraient exigé les délégations d’autorité parentale sollicitées (voir mutatis mutandis, sous l’angle du seul article 8 de la Convention, Mennesson c. France, no 65192/11, § 92, CEDH 2014 (extraits)).

47. Il s’ensuit qu’il n’y a en l’espèce aucune apparence de violation des articles 14 et 8 combinés. Cet aspect du grief est donc manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

b) Situation des requérantes après leur séparation

48. Selon les dernières indications fournies par les requérantes (paragraphe 21 ci-dessus), la procédure d’adoption de El. par la seconde requérante est en cours. Le dossier de nouvelle demande de délégation d’autorité parentale sur Es. au profit de la première requérante est « en cours de constitution » et, au vu de la jurisprudence (paragraphe 25 ci-dessus) la Cour estime qu’on ne peut exclure qu’il soit accueilli favorablement compte tenu du changement de circonstances dans la vie des requérantes.

49. Il s’ensuit que cet aspect du grief est prématuré et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.